Lancement de la pensée | Le 27 octobre 2024 |
Les précurseurs : les lanceurs de pensée | Marc Ballanfat |
Le film « Silence » de Martin Scorsese reçoit en 2016 un accueil embarrassé de la part des spécialistes qui s’interrogent sur le message du réalisateur. Ils se demandent, en particulier, comment interpréter l’échec de la conversion du Japon au catholicisme. Est-ce une erreur de communication de la part des jésuites ou bien une manifestation violente du particularisme culturel nippon ? Une mauvaise gestion politique des contacts avec le Shogunat ou bien la naïveté d’une approche missionnaire ? Sans vouloir apporter une réponse à ces brûlantes questions, on peut repartir de la fin du film, au moment où le père jésuite Rodrigues, figure du catholicisme intransigeant et missionnaire, constate avec amertume l’échec de sa mission, et se confie à l’apostat Ferreira, converti au bouddhisme, afin de comprendre pourquoi il est impossible de faire résonner la parole de Dieu dans les âmes nipponnes. Le dialogue qui s’instaure alors entre les deux religieux donne l’occasion idéale à Scorsese de faire entendre un message philosophique d’une grande profondeur.
Dans le face à face qui s’installe entre les deux hommes, le moine bouddhiste Sawano Chûan (alias Ferreira) enseigne avec la plus grande bienveillance à s’orienter graduellement vers le seul principe qui sépare à tout jamais la civilisation nipponne de l’Occident. Ce principe, « immanence », résonne longtemps dans l’atmosphère méditative qui entoure cette scène. Aucun autre concept ne dit autant que celui-là, pour deux raisons. La première est qu’il se trouve au centre du prêche bouddhique que le moine adresse au jésuite ; la seconde réside dans la teneur même du concept. Toutes les paroles du moine, en effet, convergent vers le mot « immanence » comme vers le foyer secret de la culture du pays où se lève le soleil. Le concept signifie que le monde resplendit à l’aurore dans la lumière de l’immanence, où tous les êtres demeurent, où toute chose prend appui, où s’effacent les limites entre les vivants. De l’être viennent les êtres, à l’être ils retournent, parce qu’il n’y a rien d’autre que l’être. Il s’ensuit que l’être est permanence, infinité, omniprésence, ce dont Rodriguez doit se convaincre intimement s’il désire accéder à l’immanence.
Mais cela signifie aussi que la transcendance se vide de tout sens, parce qu’il n’existe aucun être au-delà de l’être, parce que rien ne transcende ce qui est. L’affirmation de l’immanence s’accompagne d’un refus de tout au-delà, donc d’une négation de ces « arrière-mondes » dont parle Nietzsche. Même le Dieu du christianisme, l’être suprême, demeure nécessairement dans l’être pour être « l’être suprême ». Le sens littéral du latin immanere, « rester dans », ne dit pas autre chose puisqu’il conduit à reconnaître que le monde, pour être, reste dans l’être. Cela exclut forcément l’idée d’une cause extérieure au monde, d’un Créateur du monde, comme dans les religions monothéistes, car l’être d’où tout procède est intérieur à chaque être, qu’il anime, guide, protège.
L’immanence signe l’absolue appartenance du monde à l’être qui lui donne vie, qu’il soit divin ou non, qu’il se nomme « Shiva » ou « Tao » ou « Conscience ». Ces trois noms renvoient aux trois grandes civilisations de l’immanence, l’Inde, la Chine et le Japon. Dans la répartition géopolitique des religions, on voit ici comment l’Orient de la pensée humaine doit composer avec son Occident, comme si l’humanité, entre le lever du soleil et son coucher, embrassait l’ensemble des positions philosophiques qui lui semblent dignes de compréhension. D’où la nécessaire relativisation des oppositions frontales, des désaccords, des guerres idéologiques qui traversent l’histoire des relations entre Orient et Occident. Aucune des deux positions n’est supérieure à l’autre, aucune ne détient la vérité absolue. Cela permettrait aussi, si l’on acceptait ce partage, de comprendre que la vérité se trouve entre immanence et transcendance, dans le pli infime qui se forme entre le plan horizontal de l’immanence et la verticalité de la transcendance, à la jointure des deux axes, point infinitésimal de la pensée humaine.