Le corps amputé
par Véronique BIZÉ
La publication cette année du livre d’Adèle YON sur son arrière-grand-mère Mon vrai nom est Elisabeth (Editions du sous-sol) a attiré mon attention sur ces amputations irréversibles et souvent insoutenables pratiquées, pendant une trentaine d’années, sur des patients admis le plus souvent dans des services psychiatriques, en Europe et en Amérique du Nord principalement.
La lobotomie frontale
Appelée à ces débuts leucotomie par son précurseur, Antonio Egas MONIZ, médecin portugais, qui a été honoré par le Prix Nobel de Médecine et Physiologie en 1949,elle a été reconnue comme «une technique peut-être trop en avance sur son temps, compte tenu de la technologie et de la philosophie médicale de son époque»(sic)
La première lobotomie -aussi nommée psychosurgie expérimentale- de l’Histoire sur un être humain, a été pratiquée par MONIZ le 12 novembre 1935. A la suite de différents travaux et expériences dont il a eu connaissance, il est persuadé que les patients atteints de troubles mentaux ont des connexions neuronales anormales dans les lobes frontaux de leur cerveau. En altérant les connexions nerveuses, il veut vérifier si cela modifie l’intégration des émotions, limitant ainsi la colère, l’angoisse, les frustrations (1).
Son premier «cobaye» sera une femme de 63 ans souffrant de dépression, paranoïa, hallucinations. Assisté d’un jeune collègue neurochirurgien, il perce un trou de chaque côté du crâne de la malade.
A cette époque, il utilise l’alcool pour détruire la substance blanche des lobes frontaux. Deux mois après, la patiente examinée par un psychiatre était plus calme avec des symptômes de paranoïa atténués, mais aussi avec des troubles de la mémoire.
(1) Cas célèbre au XIXe siècle de Phineas Gage, ouvrier américain qui va changer complètement de comportement après qu’une barre à mines a traversé sa tête sans le tuer. Cet événement est relaté dans le livre d’Oliver SACHS « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau ».
Puis, son nouveau leucotome, fabriqué en France, en forme d’aiguille munie d’une boucle rétractable, permet de traverser la partie postérieure du lobe frontal : les fibres de la substance blanche sont alors sectionnées en évitant d’autres zones cérébrales avec plus d’efficacité que l’alcool utilisé pour ses premières interventions.
En 1936, sa communication à l’Académie de Médecine de Paris intitulée «tentatives opératoires dans le traitement de certaines psychoses» est accueillie fraîchement et sa proposition tombe dans l’oubli. Pourtant, une centaine de leucotomies seront pratiquées jusqu’en 1937.
Aux Etats-Unis, un psychiatre américain, Walter FREEMAN, est convaincu de l’intérêt des expérimentations de MONIZ.
Il s’associe à un collègue neurochirurgien, James WATTS, et obtient à peu près les mêmes résultats déclaratifs : un tiers de patients «guéris», un tiers de patients dont l’état s’améliore et un tiers sans effet notable.
L’avènement des psychochirurgies aux Etats-Unis dans les années quarante relève beaucoup d’une mise en scène pour le grand public. La photo fait la preuve malgré l’absence de résultats objectifs. Pas besoin de validation scientifique par les pairs, la manipulation des foules va suffire.
En 1946, le leucotome est remplacé par un petit pic à glace et l’anesthésie par des électrochocs. Cette lobotomie transorbitaire est plus directe, ne nécessite pas l’intervention d’un chirurgien et peut se faire en cabinet.
FREEMAN part sur les routes de son pays pour transmettre sa pratique, davantage charlatan que médecin. Le consentement n’est plus requis, l’opération devient spectacle et dure une heure. Le médecin se renseigne quand même sur ses patients dans les mois qui suivent l’opération. On estime qu’entre 1936 et 1960, ce sont entre 20 000 et 40 000 lobotomies qui ont été pratiquées aux Etats-Unis dont environ 10% par FREEMAN.
La lobotomie, une affaire de femmes ?
Le cas le plus célèbre reste sans doute celui de Rosemary KENNEDY, sœur du futur Président. Elle n’a que 23 ans en 1941 quand elle subit cette intervention par Freeman et Watts à Washington, sur décision de son père et à l’insu du reste de sa famille.
Il s’agit de la décision unilatérale d’intervenir rapidement au sujet à cause de comportements préjudiciables (trop d’exaltation ? ou pire) pour la famille, ici le clan Kennedy pour lequel le père avait de grandes ambitions. C’est une catastrophe et elle restera toute sa longue vie (décédée en 2005) mise à l’écart dans des établissements psychiatriques et religieux, lourdement handicapée, tant sur le plan cognitif que sur le plan physique. Sa lobotomie n’a été rendue publique qu’en 1987 !
Il semble d’ailleurs que la lobotomie ait majoritairement (plus de 80%) concerné les femmes, en Amérique du Nord comme en Europe d’après divers travaux universitaires. Les critères de réussite sont très orientés à l’époque : les patientes sont guéries car elles font le ménage, de la couture, du piano et s’occupent très bien des enfants.
Sur les photos, les visages paraissent calmes et dociles, loin des crises d’hystérie constatées avant l’opération. La réponse thérapeutique devient accessoire face à l’image sociale restaurée de la femme dans ces années-là.
A cet égard, la position de Freeman évolue. S’il défend au début ce procédé pour remédier à l’origine supposée organique des anomalies mentales observées, comme Moniz le pensait, il va changer au milieu des années quarante, délaissant l’hypothèse étiologique pour évaluer davantage les comportements postopératoires des patients.
La lobotomie agirait sur les effets de la pathologie et non sur les causes.
Supprimer certaines émotions et donc modifier la personnalité offre un résultat acceptable pour vivre en société, une « chirurgie de l’indifférence » comme a pu l’écrire J. Guillaume, neuro-chirurgien à l’hôpital de la Salpétrière en 1949 avec plusieurs lobotomies à son actif. Après la contention des corps afin d’éviter les conduites dangereuses pour soi et autrui, avant l’avènement des psychotropes, la lobotomie, par ses conséquences sur la docilité des malades et leur apathie, a permis de maintenir un ordre social.
Freeman a écrit : Si certaines des fonctions supérieures, créatives, artistiques ou philosophiques sont perdues, la société en général ne souffrira pas. La société peut s’accommoder du plus humble des travailleurs, mais, à raison, se méfie du penseur fou (traduit par Adèle Yon).
En conclusion de cet aperçu succinct sur cette pratique barbare encouragée par un patriarcat conservateur, l’offre médicamenteuse depuis les années soixante, souvent critiquée pour traiter les maladies psychiatriques, a au moins le mérite d’être réversible, évolutive et non définitive, sans compter qu’elle s’accompagne souvent d’un dialogue suivi entre le patient et le médecin.
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