Lancement de la pensée Le 6 septembre 2024
Les précurseurs : les lanceurs de pensée Marc Ballanfat

 

    Aussi surprenant que cela puisse paraître, les Jeux Olympiques de Paris viennent de nous faire vivre deux moments « civilisationnels » d’une rare intensité, bien qu’ils soient passés inaperçus. Il s’agit tout simplement de la rencontre inattendue entre deux événements, dont la couverture médiatique a servi, comme souvent, à faire oublier l’aveuglement impressionnant des commentateurs sportifs qui les ont relatés.

    Deux sportifs, à quelques jours de distance, se sont faits les porte-parole de deux civilisations, éloignées l’une de l’autre autant par la distance que par la culture. En quarts de finale de handball, l’équipe de France menait au score à quelques secondes de la fin de l’affrontement avec l’Allemagne, quand le joueur français Dika Mem rata sa passe, se fit subtiliser le ballon et permit, bien malgré lui, l’égalisation, puis la défaite de l’équipe française. Interrogé, le handballeur, les traits décomposés, visiblement abattu par sa faute personnelle, évoqua devant le journaliste un « sentiment de culpabilité » qu’il lui serait difficile à l’avenir d’oublier, ou même d’atténuer. On le comprend et on serait anéanti pour moins que cela car il est difficile de se sentir coupable de la défaite de l’équipe pour laquelle on se bat, d’autant plus que ce joueur fut aussi le meilleur buteur du côté français. Ce qui s’abattit sur le judoka nippon Tatsuru Saito fut encore plus violent. Vaincu à deux reprises par Teddy Riner en finale par équipe, il fit la plus grande confession que puisse avouer un maître de judo : « J’ai l’impression que je ne peux pas retourner au Japon. J’ai honte et je me sens déjà frustré par moi-même. » Deux défaites, mais deux comportements diamétralement opposés, révélateurs de deux civilisations qui n’estiment pas l’existence avec les mêmes normes et valeurs.

    Dika Mem sait que sa culpabilité va lui coller à la peau, qu’il aura beau faire –gagner des compétitions, montrer avec brio de quoi il est capable, marquer des buts et encore des buts- rien n’effacera sa faute. Les images de sa bévue continueront de le désigner coupable, il sera attendu à chaque prochaine fin de rencontre. Car il sait que la culpabilité ne s’efface jamais, qu’elle amoindrit en profondeur la valeur d’un individu, parce qu’elle s’introduit dans la conscience d’une personne, comme un poison lent dans l’organisme, pour la faire souffrir, la diminuer à ses propres yeux. Au contraire, la honte est d’emblée sociale, jamais individuelle. Les propos du judoka sont exemplaires : comment pourra-t-il supporter à son retour le regard des autres, de son père, en particulier, un grand judoka lui-même ? Comme si sa défaite transparaissait sur son visage, comme s’il était marqué par une lettre infamante, à l’image des esclaves marqués au fer rouge. « Honte à lui » s’écrieront les Japonais qu’il imaginera entendre, à chaque nouveau combat.

    Mais l’une et l’autre dispositions morales n’existent jamais, dans aucune civilisation, dans leur pureté, comme si un individu pouvait ne ressentir que de la honte pure, dépourvue de toute nuance de faute. Il se peut même qu’elles cohabitent en chacun de nous, avec d’autres tendances, d’autres désirs, entremêlées à des sentiments confus de souffrance intérieure, presque ineffable. Cela signifie qu’entre elles deux se déploient les infinies variations chromatiques qui colorent l’âme humaine, depuis la plus angoissante culpabilité jusqu’à la plus insupportable honte. De la même façon, l’une n’exclut pas l’autre, et l’on peut se sentir coupable en ressentant aussi une forme de honte, comme l’on peut se sentir envahi par la honte et éprouver aussi une forme de culpabilité.

    Quoi qu’il en soit des mille et unes tonalités qui se présentent dans l’expérience morale, il n’en reste pas moins vrai que l’on constate, dans une civilisation, la prédominance de l’une sur l’autre, comme l’illustrent les deux exemples choisis ici. Pourtant, le handballeur français aurait pu dire aussi qu’il avait honte. Il ne l’a pas fait, car sa première réaction, à chaud, fut d’exprimer sa coulpe ; le judoka aurait pu s’avouer coupable, au lieu de confesser en public son déshonneur. La normativité morale ressort immédiatement dans ce genre de situation, en particulier quand on est le moins préparé à traverser les tourments qu’elle provoque avec une intensité insensée. Comment oublier leur visage, à l’un et l’autre, leurs traits tirés par l’épreuve, inconsolables tous deux derrière leur masque brisé ?

    S’il en est certains qui doutent du partage évoqué ici et qui attribuent au hasard l’expression de l’une au détriment de l’autre, ou bien laissent entendre que l’éducation familiale l’emporte en l’occurrence sur la pesanteur culturelle, on répond qu’il est vain de nier la pression qu’exercent sur chaque individu les normes morales de la société dans laquelle il vit. Il faut être très jeune pour penser « Je fais ce que je veux » et d’une naïveté infantile pour s’imaginer libre de vouloir, de désirer, de vivre, quand on observe tous les jours le contraire. En fait, personne ne se soustrait aux contraintes, aux injonctions, aux interdits ; on les repousse un moment, pour se donner l’illusion de la liberté, on en diffère la réalisation, avant d’y céder, de bonne ou mauvaise grâce. Mais croire que le maître nippon aurait pu s’exclamer : « Comme je me sens coupable ! », c’est ne rien comprendre aux codes d’honneur de la civilisation japonaise. De la même façon, le handballeur n’aurait pas pu confesser sa faute par ces mots « J’ai honte », parce que le tourment intérieur qui le torturait à ce moment-là s’ajustait parfaitement aux nombreuses obligations inculquées par la civilisation chrétienne.

    Pourtant, diront certains, il se peut qu’on refuse de se sentir coupable, tout comme l’on peut rejeter le sentiment de honte, preuve que l’une et l’autre normes ne s’imposent pas à l’individu avec la force du destin. Autrement, quel sens donner aux révoltes de la conscience humaine ? N’est-on pas libre de se soustraire à la déchirure de la culpabilité ou bien à l’indignité de l’humiliation ? Cela est vrai, à condition d’ajouter qu’il est besoin de réflexion et d’une mise à distance avant de parvenir à se détacher des normes, ce que l’immédiateté de la réaction des deux sportifs face à la défaite rend impossible justement. Nul n’est en état de réfléchir dans un tel moment, ce pourquoi la norme culturelle prend le pas sur la pensée personnelle. Aucun hasard ne préside dans ce cas au comportement qu’on observe, la règle joue à plein son rôle, elle impose à l’individu une seule et unique tonalité affective parmi d’autres possibles.

    En un instant, toute une civilisation se condense avec la force d’un sentiment irrépressible, depuis des siècles entretenu, justifié et valorisé.

Marc Ballanfat

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