Les corps du yoga

par Marc BALLANFAT

 Avant même d’aborder le contenu de cet intitulé, un petit détour lexical permet de saisir ce que l’on nomme le « champ sémantique » du corps dans la culture classique indienne. On est frappé en premier lieu par la très grande richesse sémantique du mot «corps » dans la langue sanscrite, surtout si la comparaison est faite avec le même lexique dans la langue française. Autant il semble difficile, voire impossible[1], de trouver des synonymes de « corps » dans nombre de dictionnaires, autant le sanscrit abonde en mots pour signifier le corps humain (deha, sarira, vapus, tanu, anga, sarvanga) et tout corps matériel, animé ou inanimé (sthula, murti, kaya, nikaya). On reviendra sur cette multiporalité indienne, signe d’une pluralité de points de vue sur le corps. En second lieu, il est tentant d’imaginer que le yoga doit bénéficier de cette approche du corps, riche et plurielle, dans l’élaboration de sa doctrine comme dans sa pratique.

 

On sait par les compositions indiennes appelées « Upanishad » (VIe siècle avant l’ère commune) qu’il existe dès cette époque, à côté de la proto-civilisation urbaine, des catégories d’ascètes retirés dans la forêt pour s’adonner à des exercices de contrôle corporel et mental regroupés sous le terme générique de « yoga ». Dix siècles avant la composition du Yogasutra, traité philosophique qui sert de base possible au yoga, des ermites (ou ascètes, renonçants) pratiquent des postures corporelles simples, consistant à placer correctement le corps humain (donc, à trouver sa place) dans un monde constitué de correspondances, d’affinités et de résonances infinies entre des réalités socio-religieuses de nature très différente, comme entre un geste cultuel et le feu, par exemple. Devant cette tâche presque impossible, le yogin (ou la yogini car elle existe aussi) entreprend d’intérioriser les forces, les souffles, les énergies cosmiques de façon à pouvoir en bénéficier, d’abord, puis à se situer par rapport à ces réalités qui le dépassent. Caisse de résonance naturelle, le corps matériel s’emplit de ces multiples courants qui le traversent, l’animent et lui procurent la puissance de penser comme de vivre. Avec le yoga, le corps devient le moyen privilégié d’entrer en communication avec toutes les énergies qui circulent entre les humains, entre eux et les animaux, puis entre les vivants en général. Sans cette relation, souvent infra-consciente, avec le monde de la vie, le corps se réduit à un cadavre inerte, allusion faite à une posture bien connue, « le cadavre » (savasana), qui sert de pause dans le yoga entre deux mouvements éprouvants.

Dès les hymnes védiques les plus anciens (XVe siècle avant l’ère commune), on parle de l’ardeur, de la chaleur corporelles, de la capacité de faire chauffer le corps (tapas) pour éloigner le froid de la mort, l’inertie, l’immobilité de la chose. L’ascète qui crée dans son corps cette bienfaisante chaleur ressent la vie avec intensité, comme il intensifie son sentiment de vivre en se montrant capable de supporter une chaleur de plus en plus grande. Car chaleur signifie réduction de l’humide, du froid, avec la possibilité de se donner un corps purifié de ses écoulements naturels, de ses pertes, de ses excrétions. L’ascète fait cuire son corps, comme il fait cuire le monde[2] dans le sacrifice, en le soumettant à des gestes et des mouvements ritualisés qui en font un objet vivant capable d’entrer en correspondance avec tous les autres objets vivants du monde. Plus le corps est cuit, à savoir recomposé, raffiné, porteur de significations symboliques, plus il se perfectionne grâce à la pratique, plus il se rapproche d’une réalité culturelle, que l’on appelle « sacrifice » ou « ascèse », dont il est facile de montrer que c’est elle qui donne au corps toute sa signification.

Dans l’absolu, car l’ascète vise à donner à son corps une valeur absolue, on est proche de l’idée que le corps, laissé à lui-même, est impur, tiède, raide, comme une plante perd de sa vitalité sans les soins du jardinier. Pourtant, on voit des renonçants prôner l’abandon du corps, et même son sacrifice, parce qu’il devient un obstacle sur le chemin de la perfection spirituelle, comme le serpent abandonne son ancienne mue avant de se revêtir d’une nouvelle peau. Comment l’expliquer ? Il semble que cette tradition, présente aussi dans d’autres cultures, confonde la mortification avec l’aspiration à la perfection, l’ascétisme avec l’ascèse, la pureté avec la purification, le brûlé avec le cuit. Soumettre son corps à des exercices violents qui ont pour but de le faire souffrir n’a rien de commun avec l’idée que le corps a besoin d’être entraîné, perfectionné, purifié. On peut « brûler » son corps, comme on peut brûler sa vie, mais le yoga est éloigné de cet idéal de mort. Au contraire, la pratique la plus élémentaire conduit rapidement à l’idée que le corps naturel est perfectible, donc digne d’être corrigé, éduqué, enrichi, parce qu’il est porteur d’une énergie vitale, qui en fait le moyen le plus approprié d’atteindre une vie saine et intense.

On considère que la place du corps dans le yoga se situe sur deux plans, qui renvoient l’un à l’autre, la doctrine et la pratique. Le traité philosophique qui sert de fondement au yoga, intitulé Yogasutra[3] « Les aphorismes de Yoga », utilise un seul terme sanscrit (kaya) pour faire référence au corps humain. Il le fait très rarement et dans des contextes où il s’agit de signifier le corps matériel et visible, composé des cinq éléments (terre, eau, feu, air, espace). On chercherait en vain, à cet égard, une réflexion sur le corps en tant que tel, et il est inutile de se demander pourquoi le mot kaya est mentionné, et pas un autre. L’important, à la lecture, se situe ailleurs. Bien que le mot « corps » soit presque absent du traité, il est toujours question du corps, soit en relation avec les sens, les postures assises, le contrôle du souffle, la méditation, soit parce que sa réalité sous-tend ce qui est dit du mental (citta), des affects (klesha), des actes. Le pratiquant de yoga (yogin), en effet, s’exerce à éprouver le plus intimement possible le lien entre son activité mentale et l’état de son corps. Tel est le postulat du Yogasutra : le mental, tout comme le corps, est d’origine naturelle et matérielle, ce qui signifie qu’il n’existe aucune dualité entre eux deux, mais au contraire une interrelation subtile, vécue et recherchée par le yogin.

En opposition avec cette doctrine unitaire, le dualisme occidental enseigne que l’esprit et le corps sont deux réalités distinctes ; il soutient même qu’il existe des expériences (la maladie, la vieillesse, la douleur) justifiant une nette séparation entre ces deux réalités. Qui n’a pas ressenti le décalage entre les sensations d’un corps qui souffre, par exemple, et la capacité du mental à s’en détacher ? Nul ne peut le nier. On peut être cloué sur son lit et se sentir libre dans son esprit, comme si le corps était étranger à la liberté du mental. Pourtant, l’interprétation de ces faits, très souvent mis en avant par le dualisme, reste à clarifier. Quand une personne observe son corps de façon détachée, comme s’il ne la concernait pas intérieurement, et en conclut que l’esprit est indépendant du corps, elle ne fait que la moitié du chemin ; voici ce qu’on peut lui répondre. Il s’agit ici d’une pratique bien connue des ascètes de l’Inde, la visualisation mentale (bhavana). En effet, on peut soit utiliser son mental pour se distancier de son corps, pour l’objectiver, soit en faire usage pour ne faire qu’un avec lui, pour s’unir à lui de manière intime et personnelle. Il existe aussi de nombreuses expériences, comme l’émotion, la passion, l’extase, la compassion, où les deux réalités sont éprouvées dans leur intime interaction. En vérité, ces deux possibilités existent parce que le mental est constitué de la même matière subtile que le corps, qu’il soit éprouvé négativement ou positivement. On revient ici à ce qui a déjà été dit au tout début. L’usage occidental d’un mot unique (corps) est révélateur d’une tendance constante à voir le corps seulement de l’extérieur, comme une réalité grossière. Le yoga montre, comme on va le voir, qu’il n’existe pas un corps unique, mais une pluralité de corps imbriqués les uns dans les autres. Au fond, si l’esprit était différent du corps, comme l’affirme le dualisme, l’être humain ne serait affecté par rien, n’éprouverait aucune passion et serait aussi indifférent qu’une pierre.

On vient d’évoquer la visualisation. Cela demande un développement. Quand le pratiquant projette mentalement la posture corporelle qu’il va prendre, qu’il visualise les différentes étapes du mouvement corporel à exécuter, que fait-il ? Il génère mentalement son corps au sens où il le constitue mentalement sans rien enlever à sa réalité purement physique. Ce faisant, il comprend que son corps existe autant mentalement que physiquement, qu’il n’est pas l’un plus que l’autre, mais qu’il se situe sur les deux plans. Chaque fois qu’il imagine son corps en mouvement, qu’il dessine dans son esprit la posture avant de la réaliser, le pratiquant présuppose que son corps est aussi mental que matériel. Il se peut même, au bout d’un temps de pratique, que le corps visualisé dépasse de loin les capacités réelles du corps ; peu importe, pourvu que ce corps mental aide à mieux éprouver le corps naturel, voire à le penser subtilement, à le doter de possibilités imaginées.

On voit donc que l’ascète acquiert la liberté de se créer de multiples corps, conformément à sa pratique et à l’orientation sotériologique[4] qu’il attribue au yoga. D’un corps pneumatique, où la circulation des 5 souffles gouverne les postures corporelles, il passera à un corps énergétique, traversé par la remontée de l’énergie féminine (kundalini) le long des 6 chakras, puis à un corps mental, où l’attention se déplace d’un point du corps à un autre, jusqu’à entrer dans un corps défini par une physiologie et une anatomie plus ou moins proches de l’observation médicale (les 5 enveloppes tantriques, les 7 supports et les 3 humeurs dans l’Ayurveda). L’ascète se crée ainsi, au fil de sa pratique, une géographie intime, une cartographie subtile de ses corps, difficiles à appréhender pour qui n’a jamais pratiqué le yoga. En demandant à son corps physique de rester immobile dans une posture, par exemple, il contrôle sa respiration, rend actifs des points d’énergie, invoque les divinités auxquelles ils appartiennent, se rend attentif au calme intérieur de sa pensée, et visualise des enveloppes qui s’emboitent, des roues traversées par l’énergie, des humeurs en équilibre, des supports disposés pour lui servir de repères…

Dans le prolongement du culte aux divinités présentes dans le corps, le tantrisme[5] systématise le recours à la visualisation, en particulier quand il s’agit de doter le corps du pratiquant de valeurs symboliques. Dans un premier temps, le yogin projette dans son corps naturel des centres d’énergie appelées « roues » (chakra), qu’il met en relation avec des divinités, des éléments naturels, des forces cosmiques, dans la perspective de faire apparaître un nouveau corps, énergétique, cosmique, divinisé, sur lequel il puisse avoir prise mentalement. En ce sens, ce corps n’a rien d’imaginaire, il n’est pas une construction de l’esprit, mais le résultat d’un transfert d’énergies et de forces, de l’extérieur vers l’intérieur. Au lieu d’agrandir son corps par son imaginaire, le yogin intériorise mentalement les puissances du monde dans son corps. De ce fait, celui-ci perd progressivement son apparence matérielle pour devenir « imaginal[6] », subtil, relié à l’énergie divine qui soutient le monde. Il en va ainsi parce que le pratiquant tantrique attend de la visualisation d’un corps subtil qu’elle lui permette de s’unir progressivement aux énergies divines présentes dans le monde. À mesure qu’il s’exerce à intérioriser les puissances cosmiques dans son corps, celui-ci devient imaginal, libre, fort, et il se libère au même moment du corps naturel, soumis aux maladies et à la mort. Au terme de sa pratique, son union ultime avec la conscience suprême, Shiva, le fait accéder à l’immortalité en même temps qu’elle élève son corps singulier au rang de corps cosmique, divin et universel.

Les interprètes de la doctrine de l’école de Yoga, à cet égard, débattent de la signification qu’il faut accorder dans le Yogasutra aux célèbres siddhi, ces pouvoirs surnaturels que le yoga procure   (ou est sensé procurer) au pratiquant. Doit-on les prendre à la lettre, quitte à paraître verser dans la magie, ou bien les rejeter du côté de la superstition, voire de la tromperie ? Dans le Yogasutra (chap.3 sutra 16 jusqu’à 49) , le traité de Yoga énumère tous les pouvoirs que le yoga peut produire et qui vont de la capacité à voler dans les airs jusqu’à l’omniscience. Que doit-on en penser ? Il importe avant tout de lire ce passage dans le contexte où il s’insère. Or, il est dit que le yogin peut obtenir tous ces pouvoirs extra-ordinaires à l’issue d’une pratique intense d’une méditation appelée « contrôle parfait » (samyama). Celle-ci consiste à diriger son mental vers un seul objet, le principe conscient, afin de ne faire qu’un avec lui (Yogasutra 3.5). Il s’agit donc pour le yogin de visualiser tout ce que le contrôle absolu sur son corps yogique peut lui faire obtenir. Quand le traité dit : « Il en résulte la puissance d’apparaître sous une taille infime et les autres puissances » (chap.3 sutra 45) il est entendu ici qu’il s’agit de visualiser l’acquisition de toutes ces puissances, sans qu’il soit nécessaire de croire à leur possession réelle. Par conséquent, le fait de visualiser son corps en train de voler dans les airs ne signifie pas que le yogin se croit capable de lévitation, mais cela indique le possible corporel que sa pratique de la méditation lui laisse entrevoir. Il ne s’imagine pas en train de planer dans les airs, mais il donne à son corps, de façon imaginale, la possibilité mentale d’imiter le vol d’un oiseau.

La méditation visualisante rejoint ici l’imagination créatrice. En effet, la méditation (dhyana) en tant que telle résulte d’une transformation (parinama) du mental de l’ascète, comme cela est enseigné dans le traité de Yoga (de YS 3.9 à YS 3.13). Méditer, c’est mieux contrôler son mental, lui donner une certaine pente (vers les objets du monde sensible ou vers le principe de conscience), et le rendre capable aussi de s’identifier à d’autres mentaux. L’ascète qui pratique la méditation imprime un certain devenir à son mental ; au lieu de le subir, comme cela arrive naturellement, il le dirige vers un objet choisi. Par exemple, quand l’ascète se voit en train de voler, il s’approprie de façon imaginale le mental de l’oiseau, comme s’il avait la capacité de devenir un oiseau[7]. Il est certain, à cet égard, que le postulat des renaissances[8] justifie en partie ce devenir-oiseau[9], mais il n’explique pas tout. Appartenant à la classe des êtres vivants, en possession comme eux d’une matière mentale, appelée pensée, le yogin peut à son gré s’identifier à tel ou tel mental vivant et entrer dans un devenir-animal qui lui procure un corps conforme au devenir choisi. On comprend aussi pourquoi les animaux donnent leur nom à un grand nombre de postures de yoga. Cette zoomorphie résulte d’un acte mental par lequel l’ascète se donne par la méditation le mental et le corps d’un animal. En réalité, l’un va avec l’autre : il est difficile de visualiser ce qu’est le mental de la sauterelle sans prendre le corps de l’insecte. Encore une fois, tout dépend de l’action imaginale, appelée visualisation ou méditation, à laquelle s’exerce le mental de l’ascète.

Quand le yogin se donne mentalement le corps d’un animal, il s’agit donc d’un corps imaginal, appelé aussi « subtil », par lequel l’ascète entre mentalement dans le corps de l’animal choisi pour en épouser la forme subtile. Mais dans quel but ? Il est possible, pour répondre à cette question, de considérer ici ce qui fait la différence entre le yoga et le sport ou la médecine. Bien qu’il y ait des raisons de comparer la discipline corporelle dans le sport et le yoga, leur finalité reste différente. On fait du sport pour entretenir son corps, pour le maintenir en bonne santé, pour en retirer des bienfaits physiques et mentaux, pour entrer en compétition avec d’autres sportifs, pour produire un spectacle social et politique, ou bien encore pour augmenter les performances du corps humain, jusqu’à le conduire aux limites infranchissables que la nature lui fixe. Au contraire, le Yogasutra affirme clairement que la méditation produit dans le corps de l’ascète des « perfections » : « Les perfections du corps sont la beauté, l’éclat, la force et la dureté du diamant » (chapitre 3, sutra 46).  Il s’agit de produire dans le corps, par la pratique méditative, un rayonnement de qualités qui n’est pas semblable à la performance sportive. Les perfections sont des qualités qui ne sont pas discernables à l’oeil nu, parce qu’elles résultent d’une transfiguration corporelle où le corps physique est soumis au corps yogique. La beauté du corps du yogin ne se compare jamais à une belle apparence ni ne répond à des critères esthétiques, elle émane du corps comme une aura.

Dans le même ordre d’idées, on ne peut pas comparer le yoga à l’art médical. Il ne prétend pas guérir ni sauver ni même soigner ; peut-être est-il capable de prévenir certaines maladies, de les retarder, mais il est plus sage, quand on est malade, de consulter un médecin. Cela ne signifie pas qu’il soit interdit d’attendre du yoga qu’il ait des effets thérapeutiques sur le corps vivant. Tout comme l’adoption d’un régime alimentaire sain éloigne certaines maladies, le yoga se révèle capable de conditionner le corps assez longtemps pour qu’il puisse rester en bonne santé. S’il est vrai que la maladie résulte d’un mauvais fonctionnement (physiologique, hormonal, cellulaire etc.) occasionné par la convergence d’un certain nombre de facteurs de morbidité, alors le yoga est en mesure d’agir sur un ou plusieurs de ces facteurs. De même peut-il atténuer les douleurs consécutives à une maladie, les rendre tolérables, mais il ne les supprime pas complètement. En rétablissant la souplesse, on soulage les contractions douloureuses, en faisant circuler l’énergie, on défait des nœuds de souffrance, mais le yoga rencontre ses limites face à des pathologies graves et handicapantes. Voilà pourquoi il est préférable de voir dans le yoga une voie préparatoire et préventive.

 

En général, la pratique du yoga repose sur l’idée que le corps naturel et vivant, tout en restant le support de la discipline, n’est qu’une première manifestation de la plasticité corporelle à laquelle aspire le yogin. La méditation (ou visualisation, projection, acte imaginal), en particulier, consiste à se donner mentalement le mental et le corps d’un vivant, en premier lieu d’un animal, afin de conformer les attitudes et les mouvements du corps humain à ceux du corps animal. Il en résulte une désappropriation suivie d’une réappropriation, pendant laquelle l’ascète se déshabitue de son corps naturel pour s’habituer à son nouveau corps[10] enrichi de valeurs symboliques, énergétiques, mystiques, qui l’engagent dans un devenir corporel inconnu de ceux qui ne voient que le corps grossier de la nature. Voilà pourquoi l’expression d’un corps unique et englobant[11] n’a pas de sens en Inde, ce qui se vérifie dans la théorie et la pratique du yoga. En vérité, le yogin éprouve à la fois sa limite par rapport au corps physique, dans sa capacité à le contrôler par des postures, à le dynamiser par le souffle, et sa liberté par rapport au corps imaginal, qu’il enrichit progressivement de potentialités culturelles de plus en plus subtiles.

 

 

[1]Que l’on prenne au hasard un dictionnaire français des synonymes et l’on fera ce constat sans appel : il n’existe pas de synonymes de « corps ». Il est vrai que le français, comme le latin, choisit de qualifier le corps par des adjectifs qui élargissent le sens possible donné à ce mot, mais il demeure que le sanscrit opte pour une multiplicité de désignations possibles pour évoquer le corps, justifiées par les pratiques des ascètes en général, par le yoga en particulier, ce que le français ignore.

[2]cf. Charles Malamoud, Cuire le monde, Paris, éditions La Découverte, 1989.

[3]Les références renvoient à ma traduction, Yogasutra, Paris, Albin Michel, 2023.

[4]La philosophie du Yoga est une doctrine du salut, une sotériologie, au sens où elle propose au yogin de résorber toutes les opérations de son mental pour s’absorber uniquement dans le principe de conscience (purusha) qu’il est, mais qui reste le plus souvent caché par le mental actif. De cette manière, en brisant la confusion habituelle entre esprit et principe conscient, l’ascète du yoga dépasse la nature grossière du corps pour atteindre des niveaux de réalité corporelle de plus en plus subtils.

[5]On désigne par ce mot un vaste mouvement culturel qui irrigue tout le territoire indien (jusqu’au Tibet) à partir du Xe siècle, fruit d’une interaction entre l’établissement de la pratique du yoga, la médecine, la sculpture des temples, les aspirations mystiques propres à la dévotion religieuse, les spéculations philosophiques, les confréries d’ascètes itinérants.

[6]André Padoux crée le néologisme « imaginal » pour montrer la spécificité du corps dans le yoga tantrique (cf. Comprendre le tantrisme, Paris, Albin Michel, 2010). L’usage du mot est élargi ici au corps yogique en général.

[7]On peut penser ici au célèbre article du philosophe américain Thomas Nagel « What is it like to be a bat ? », paru en 1974. On peut aussi relire le début du chapitre IV du Yogasutra pour donner un sens à l’idée que l’ascète a le pouvoir, par la pratique intense de la méditation, de se créer tel ou tel mental. Un occidental dira probablement qu’il s’agit d’une projection imaginaire. Certes, cela est vrai, mais à condition de préciser que l’imagination est une opération mentale par laquelle  on imprime un certain devenir à son mental.

[8]On peut rappeler le passage du Yogasutra sur les renaissances (YS 2.13).

[9]On peut comparer l’idée d’un devenir-oiseau avec la doctrine deleuzienne de la deterittorialisation, où le « devenir-animal » sert de passage, de ligne de fuite, entre des territoires habités par le désir, comme on le voit dans les nouvelles de Franz Kafka (cf. Gilles Deleuze, Kafka, Paris, éditions de Minuit, 1975).

[10]Il va de soi que les aspects scientifiques du corps ont été laissés ici de côté, bien qu’ils puissent avoir des liens avec les valeurs yogiques associées aux multiples corps décrits.

[11]Dans la théologie mystique, qui se développera plus tard sous l’influence des courants dévotionnels, on soutient que le Seigneur possède un corps, et un seul, formé des vivants et des choses, parce qu’il est capable de tout y englober. Mais pour un yogin, il en va autrement : puisque son corps ne sera jamais réellement le monde, il s’agit plutôt de visualiser le monde à l’intérieur de son corps, comme on l’a vu.

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