Archéologie de l’avatar

 Par Marc BALLANFAT

Le mot et la doctrine viennent de l’hindouisme. Construit sur la racine Tr «Traverser, parvenir au but, accomplir » avec le préfixe ava « vers le bas », le mot sanscrit avatâra signifie littéralement «descente, plongée vers le bas», d’où vient directement l’idée que le dieu suprême opère sa descente sur terre quand les bons sont menacés d’extermination par les méchants.

Historiquement, l’épopée du Mahâbhârata est le récit d’une guerre aux dimensions cosmiques que se livrent deux familles de cousins. Tandis que l’une des deux lignées recourt à la tricherie, sans hésiter sur l’emploi de forces mauvaises pour gagner le combat, l’autre obéit aux normes morales du Bien et se range au côté de Krishna, qui n’est autre que le cochet qui va leur procurer la victoire. Or, on voit apparaître dans le cours de l’épopée des indices qui laissent penser que Krishna n’a pas seulement une identité humaine. En particulier, le passage resté célèbre sous le nom de Bhagavadgita fait resplendir la nature divine de Krishna et montre ainsi qu’il peut exister, à un moment et en un temps donnés, une incarnation terrestre du dieu suprême, « chaque fois que le Bien perd ses forces et que le Mal en gagne » (Bhagavadgita, IV.7). Ce vers sert d’argument aux hindous qui font de Krishna l’avatar de Vishnou, malgré l’absence, il faut le dire, du mot avatâra dans le poème épique. En vérité, la question herméneutique est toujours la même : peut-on dire que la doctrine de l’avatar est présente dans le poème en l’absence du mot précis qui l’exprime ?

Certains pensent que le doute n’est pas permis et affirment que la doctrine de l’avatar est enseignée dans la Bhagavadgita, mais d’autres s’y refusent. En réalité, il semble que deux aspects du personnage épique Krishna soient mêlés. D’un côté, il ne fait aucun doute que Krishna possède les attributs divins de Vishnou, mais d’un autre côté il n’est jamais enseigné explicitement que Krishna soit l’avatâra du dieu suprême. Quel est donc le problème que pose la théorie de l’avatar ?

Pour le comprendre, il suffit de prendre en considération deux éléments. D’une part, on peut affirmer la nature divine de Krishna sans faire de lui un avatar, comme le montre le grand poème de Jayadeva, Gitagovinda. Composé au XIIe siècle, cette œuvre enseigne que Krishna est un autre nom de Vishnou, mais elle énumère les dix avatars sans y inclure ce dernier. Or, le Gitagovinda reste un modèle pour la théologie vishnouite, autant pour ses qualités littéraires que pour son inspiration mystique. Cela montre donc de façon incontestable que Krishna peut être divinisé sans pour autant entrer dans la catégorie de l’avatar. D’autre part, on a vu que de nombreux indianistes refusent d’associer la doctrine de l’avatar à la Bhagavadgita, pour la simple raison que le mot manque. Cet argument est absolument recevable parce qu’il repose sur l’idée que la divinisation de Krishna n’est pas équivalente à son statut d’avatar. Pourtant, personne ne conteste l’apparition de plusieurs avatars (au nombre de dix) dans la littérature médiévale hindoue, en particulier dans les encyclopédies populaires appelées Purana. On y voit Vishnou s’incarner en dix formes : le Poisson, le Sanglier, la Tortue, l’Homme-Lion, le Nain, Parashurâma, Râma, Krishna, Bouddha, Kalki. D’où la double question : à quoi répond la naissance de l’avatar Krishna ? Comment Krishna peut-il être à la fois le dieu suprême dans le Gitagovinda et un avatar du dieu suprême dans les Purana ?

Il existe un premier élément de réponse dans les débats théologiques relatifs à la notion d’avatar. Il est enseigné par tous les interprètes que Vishnou opère sa descente (avatâra) sur terre avec une petite partie seulement de sa nature ; il lui suffit d’engager une faible portion de son être pour donner naissance à l’avatar qui le représente. Cela montre que le dieu ne manifeste pas entièrement sa nature, et qu’il ne peut donc pas être identique à l’avatar en question. Par exemple, quand Vishou se manifeste sous la forme du sanglier pour sauver la terre du déluge qui menace de la noyer, il retient également pour lui la plus grande partie de sa substance. Telle est la différence avec la doctrine de l’identité divine de Krishna. Quand celui-ci révèle au guerrier Arjuna dans la Bhagavadgita qu’il est Vishnou en personne et en totalité, cela signifie logiquement qu’il ne peut pas être en même temps son avatar.

Le second élément se situe dans le prolongement du premier. Si un avatar ne possède qu’une partie de la divinité suprême, on en déduit qu’il entre d’autres parties dans sa nature d’avatar, parties qui n’ont rien de divin, mais qui ont une origine animale (Poisson, Sanglier, Tortue, Lion) ou humaine (Nain, Parashurâma, Râma, Krishna, Buddha, Kalki). Il se peut ainsi que la notion d’avatar serve à justifier aux yeux des théologiens hindous l’existence d’aspects manifestement non divins ou non hindous dans le récit qui est fait des exploits qui conduisent au salut de la terre.  Le sixième avatar, par exemple, Parashurâma (« Râma à la hache ») est l’occasion de justifier le massacre de la classe des guerriers (kshatriya) qui menacent la suprématie brahmanique. La férocité de l’avatar se comprend mieux parce qu’elle ne vient pas de Vishnou, mais des pulsions destructrices d’un brahmane. De la même façon, Bouddha est intégré dans la liste, malgré son hostilité à l’égard des brahmanes, afin de réduire la distance qui sépare le bouddhisme de l’hindouisme : sa critique des sacrifices védiques devient le signe d’une évolution des brahmanes vers une religion moins sanglante et plus respectueuse de tous les vivants.

A l’issue de ce bref rappel de la doctrine de l’avatar, deux significations se dégagent. Un avatar doit son statut au fait qu’il provient partiellement de la divinité suprême Vishnou, ce qui laisse la porte ouverte à une caractérisation animale ou humaine de ses exploits, comme il en va dans le cycle grec des « héros », demi-dieux demi-hommes. L’avatar ne peut donc jamais posséder une nature entièrement divine, ce qui justifie ses fautes, ses égarements, ses faiblesses ou même ses horreurs meurtrières. En outre, il apparaît pour sauver la terre d’une menace mortelle, ce qui laisse entendre que l’avatar entretient une relation spéciale avec la figure féminine de la terre. En effet, tous les avatars (de genre masculin) répondent à la nécessité de trouver une figure masculine pour protéger la terre du danger mortel qui la menace, preuve, s’il en est, que l’avatar est aussi le produit d’une culture où la différence des genres est bien marquée.

 

 

 

 

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