Sauce piquante
par Xuân-Thu LE
Il était debout près du bar, l’air un peu désœuvré. Il s’était comme déplié à son approche, habillé avec le soin d’un musicien de jazz, en chemise et gilet, la tête coiffée d’une casquette. Ils avaient rejoint la piste de danse sans échanger rien d’autre que le strict nécessaire… Si peu de mots, et pourtant, les mains aussitôt jointes, paume contre paume…. Le rythme était lent, entraînant, sur cette piste déjà surpeuplée en ce début de soirée. Assuré dans son guidage, c’est lui qui avait donné le tempo, souple dans ses mouvements, attentif à ses moindres hésitations mais le regard tourné vers la salle. Massif, il la dépassait d’une tête,malgré les hauts talons qu’elle portait. Expérimenté, il faisait preuve de retenue dans sa gestuelle tandis qu’elle se laissait porter par une joie d’enfant qui la rendait enjouée, exubérante, parfois décalée : elle ne comptait même pas ses pas alors que ses bases techniques étaient des plus fragiles ! Inconscience, arrogance ou ingénuité ? Trop tôt pour le dire… De son côté, elle observait la finesse avec laquelle son partenaire enchaînait ses pas, repliait ses doigts pour la faire tourner, se plaçait par rapport à elle ou les autres danseurs : tout dénotait une pratique qui lui manquait cruellement. Mais elle en savait déjà assez pour sentir qu’il cherchait à la tester.
Elle sentait tout autour d’eux se dérouler la frise des couples voisins qui enchaînaient sans effort les passes et les figures, avec cette dose d’humour et d’auto-dérision qui l’avait fait « tomber » dans cette danse au premier regard. Elle habitait alors à l’étranger dans une forêt de gratte-ciels. Pendant trois ans, elle avait observé la foule arpenter les trottoirs entre magasins de luxe et fleuves de véhicules en tous genres, taxis rouges, bus à impériale, camions de livraison… Un soir, elle était allée prendre un dernier verre dans un bar avec des amis. Dans un entrebâillement, elle avait entrevu un monde où les humains se touchaient, se regardaient, se mouvaient dans l’espace d’une manière totalement inédite pour elle… Ils étaient restés le temps d’un verre. Elle n’avait jamais oublié.
La musique était douce, chaleureuse, gaie, sans prétention. Comme une pomme caramélisée, un bâton de sucre d’orge. Dans ce monde d’antan, les hommes sont virils et les femmes sensuelles. Ils se cherchent sur la piste comme si l’amour et la passion vrillaient déjà leurs cœurs. Entraînés dans une parade perpétuelle, ils se cherchent, s’attirent puis s’éloignent sur un battement, mais vibrant toujours à l’unisson comme si au-delà de leurs corps physiques, ils avaient un autre corps fait d’énergie pure, capable de détecter la respiration du monde, le pouls de l’univers… C’était naïf comme un dessin d’enfant, poignant aussi, grisant : la vie mise à nu, réduite à des airs qui parlent tous de rencontres et de séparations, de manque et de séduction, d’espoir et de déchirement dans une obscurité seulement traversée par quelques faisceaux de lumière sourde où l’on voit s’entrecroiser des ombres, fuser des regards, se dessiner des arabesques dans une foule indistincte de bêtes à deux dos qui jamais auparavant, lui sembla-t-il, n’avait foulé la terre avec cette puissance, cette précision, cette délicatesse.
Elle avait alors senti sa main dans son dos, une pression presque indécelable : un tour, deux tours, la main qui effleure l’oreille puis la nuque, le bras que l’on ramène sur sa poitrine, un pas en arrière, suspension, puis reprise. D’un geste, il la ramena tout contre lui le temps d’un souffle. Une pulsation, deux pulsations, trois… Une intimité hors sol où l’on sent la sueur de l’autre, la chaleur de ses muscles, jusqu’à la marque de son after-shave, la qualité de l’étoffe de sa chemise mais aussi sa manière de respirer, de toucher, de saisir, de frôler, alors qu’on ne connaît pas même son nom. Hésitation… Pas de changement de pied : deux temps, un balancement de hanche et l’on repart… Elle ne s’était pas laissée surprendre… Elle sentit dans le noir qu’il avait souri. Il l’entraîna dans une nouvelle passe, plus complexe: il s’était placé dans son dos cette fois, quasiment plaqué contre elle. La main posée sur sa hanche, c’est lui qui initiait une nouvelle ondulation. C’est la musique qui avait suggéré cette pause lascive. Mais au moment même où l’on aurait pu croire que les couples allaient enfin céder à l’embrasement, séparation brutale, théâtrale : elle sourit. Cette danse était un théâtre de l’amour,une parodie de cet amour éternel que se jurent les hommes et les femmes, tout tissé d’attente et de désir, de provocation et de jeu, se ranimant à ce feu intérieur qui couve en chacun de nous, incurables romantiques.
Un tour, deux tours, trois tours… C’est ainsi que les danseurs se donnent le plaisir de regarder leurs danseuses sous toutes les coutures. Il la ramena contre lui en deux temps puis l’écarta, l’obligeant à décrire de grands cercles au-dessus de leurs têtes avec ses bras, juste de quoi lui rappeler qui dirigeait ici. Feinte : il saisit enfin la main qu’il lui avait fait rejeter derrière son dos. Pivot, tour, furtive étreinte, petite marche de concert : ils passèrent ainsi entre deux autres couples qui s’étant séparés, dansaient chacun de leur côté sans se lâcher du regard. Puis c’est lui se plaça au centre du tableau : un tour, deux tours, nouveau jeu de jambes… Il lui offrait ainsi un aperçu deson langage personnel : pas un simple enchaînement, non, plutôt une petite phrase empreinte de pudeur mais aussi de sincérité.
Pourquoi aurait-on la passion de la danse ? Ce monde n’est-il pas fait pour les taiseux ? Pour ceux que le quotidien réduit au silence ? Donnerait-il libre cours à des aspirations enfouies que notre corps ordinaire refoule, que notre corps dansé révèle ?
De son propre chef cette fois, elle lâcha la main de son partenaire, sentit son bras fendre l’air, ses doigts se tendre sous l’effet de l’électricité ambiante, la paume offerte, vulnérable. Demi-tour de bassin. Elle ramena ses deux bras en son giron après avoir décrit dans l’air un demi-cercle par lequel elle revendiquait sa place en ce monde… Regardez-moi, regardez-moi à l’envi, disait ce demi-cercle qu’elle venait de dessiner en partant de la tête, regardez-moi autant que vous voudrez, je me sens si sûre de moi qu’aucun regard ne peut me faire trébucher, qu’aucune proposition ne peut me faire chavirer. Il avait perçu ce jaillissement en elle. Il fit glisser son bras gauche puis son bras droit le long de son cou, double caresse, échange de regards. Elle vit jaillir dans le noir le bref éclat d’un sourire carnassier. Pause, feinte, contact, éloignement : il développait son discours, proposant un nouvel enchaînement. Elle lui répondit en empruntant certains motifs, tout en les brodant à sa fantaisie. Ils finirent par un enchaînement commun avant qu’il lui propose sa main, signe qu’il souhaitait reprendre la danse à deux…
D’où venait cette danse ? Quel chagrin avait inspiré un tel besoin de sucre, quelle espérance, quelle colère, quelle ferveur, quelles mémoires ? Cuba, Puerto Rico, la Colombie, la République Dominicaine… mais aussi New York… les Caraïbes et plus loin encore, l’Afrique même : il fallait s’enraciner dans le sol pour certains pas, descendre son centre de gravité en faisant pivoter les hanches, planter ses pieds dans le sol, ce sol dans lequel nous sommes nés, dans lequel nous finirons tous par retourner… Elle n’avait jamais vu son corps bouger de cette façon. Elle le découvrait. Elle découvrait tous ces corps en train de s’exprimer et ce qu’ils disaient, elle ne l’avait jamais entendu jusque-là. Dans cette ville de gratte-ciels déjà, cela l’avait frappée : alors que l’ancienne colonie britannique basculait lentement dans le giron de la Chine, au sein de cette société ultra-conservatrice, il y avait eu le temps de quelques soirées, un parfum de contestation qui l’avait marquée. Dix ans plus tard à Paris, une musique plus commerciale avait envahi les platines, la mode imposait certains diktats, rendant certaines chorégraphies banales à pleurer pour un initié. Mais l’élan demeurait : danse populaire, décriée, mauvais genre, mauvais goût, vulgaire, c’est-à-dire libertaire ; une danse qui avait trouvé son nom dans une sauce piquante parce que c’était l’un des rares mots latinos que tous les américains connaissaient…
Un claquement de mains : c’est ainsi que les danseurs se remercient. Elle regarda son partenaire se fondre dans la foule, ombre parmi les ombres, et eut un serrement de cœur.